Coop manigance en coulisse

Le Courrier, jeudi 18 juin 2020, Frédéric Deshusses

Carnets paysans

Qui connaît la société Markant Syntrade AG basée à Pfäffikon (Schwytz)? Pas grand monde sans doute. Cette entreprise schwytzoise est la filiale du groupe allemand Markant, un acteur important de l’approvisionnement du commerce de détail. Il ne possède cependant pas de magasin. Comme l’établit son slogan «Der verlässlicher Partner im Hintergrund» (à peu près: «Partenaire de confiance à l’arrière-plan»), il agit en coulisses. Markant est une centrale d’achats. Il a pour fonction de centraliser les achats des grands distributeurs et de négocier les prix avec les fournisseurs.

Dans le monde merveilleux de la grande distribution, plus on est gros, plus on peut réduire les prix d’achats et donc augmenter sa marge. Une entreprise internationale comme Markant a donc toutes les chances de fournir ses clients à des prix qu’ils ne parviendraient pas à obtenir eux-mêmes. En 1989, la filiale suisse de Markant a fondé, avec notamment le groupe français Edouard Leclerc, une centrale d’achats européenne – European Marketing Distribution (EMD) – qui compte aujourd’hui quinze membres totalisant 150 000 points de vente sur l’ensemble du continent. EMD comptabilisait un chiffre d’affaires de 130 milliards d’euros en 2012.

Les centrales d’achats comme EMD ou Markant ont une importance capitale dans la définition des prix agricoles et des standards de production. Le processus de concentration du secteur, qui a démarré dans les années 1990, a beaucoup pesé dans la diminution générale des prix à la production et dans la précarisation de certaines filières, comme la production laitière par exemple. En France, il y a dix ans, seules cinq centrales d’achats se partageaient 80% du marché de la grande distribution. Face à cette situation de quasi-monopole, les coopératives de production ont suivi le même chemin vers la concentration.1Il fallait non seulement retrouver une certaine force de négociation, mais encore être en mesure de fournir les volumes demandés par des acteurs qui approvisionnent l’ensemble du ­continent.

En Suisse, Markant compte parmi ses clients des enseignes comme Manor, Loeb, Pistor ou encore Landi2. Les deux géants orangeâtres disposent de leurs propres services d’achats, leur poids propre étant suffisant pour exercer une pression constante sur les fournisseurs. Pourtant, Coop a annoncé récemment une collaboration avec la filiale suisse de Markant. Non en tant que centrale d’achats, mais comme gestionnaire de la facturation. Ainsi, les fournisseurs de Coop devront désormais adresser leurs factures à Markant. A l’occasion de ce changement, profitant sans vergogne de sa position dominante, Coop impose une forme de taxe à ses fournisseurs qui devront prendre en charge les frais de facturation à hauteur de 1 à 4% des montants ­facturés.

Si ce procédé fait réagir certains fournisseurs de Coop (Agri, 5 juin 2020), le partenariat avec Markant est inquiétant pour une autre raison. Coop aurait très bien pu externaliser sa facturation auprès de n’importe quel autre prestataire. Si Markant a été retenu, c’est que des partenariats vont suivre dans d’autres domaines. Coop s’intégrera-t-elle à la centrale d’achats européenne EMD? La filiale suisse de Markant sera-t-elle absorbée dans l’empire orange? Impossible de le savoir.

Ce qui est sûr, c’est que Markant, on l’a vu, compte parmi ses clients la presque totalité des détaillants suisses à l’exception de Coop et Migros. Le partenariat avec Coop, quelle que soit la manœuvre à moyen terme qu’il annonce, est donc une nouvelle étape majeure de la concentration d’un secteur économique déjà formidablement concentré. La Commission fédérale de la concurrence a été saisie, mais l’expérience montre3 que dans le secteur de l’agro-alimentaire le marché est concentré à un point tel que plus aucune action sérieuse de régulation n’est envisageable.

Notes

1.

Valérie Barraud-Didier, Marie-Christine Henninger et Guilhem Anzalone, «La distanciation de la relation adhérent-coopérative en France», Etudes rurales, 190, 2012, 119-130.

2.

Sur Landi et Fenaco, la coopérative à laquelle il est adossé, lire ma chronique «Comme la corde soutient le pendu», du 23 avril 2020.

3.

Par exemple: Willy Boder, «Le géant agricole Fenaco est dans le collimateur de la Comco», Le Temps, 17 novembre 2007.

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.