Covid-19, Espagne, Maroc
Le coût amer des fruits : la galère des ouvrières au Maroc et en Espagne face au Covid-19
10 juin 2020 - Chadia Arab, Géographe, chargée de recherche au CNRS, UMR ESO, Université d'Angers
Zhour Bouzidi, Enseignante chercheure en sociologie, University Moulay Ismail Meknes
La crise économique et sanitaire qui frappe l’Europe aujourd’hui a mis en lumière l’importance de la main-d’œuvre étrangère qui est au centre des circuits alimentaires aujourd’hui mondialisés. En France, le gouvernement a appelé les personnes au chômage à prendre part à l’effort agricole pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre due à la crise, au travers de la plate-forme « des bras pour ton assiette ».
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Cette initiative rappelle qu’en temps ordinaire, la plupart
des travaux agricoles sont rendus par des saisonniers d’origine étrangère,
des travailleurs essentiels, qui restent pourtant invisibilisés.
Malgré la crise, ces derniers ont été particulièrement sollicités. Ainsi,
en Angleterre, ce sont près de 200 Roumains qui ont été convoqués et
transportés par charter pour travailler dans les champs où plus de 90
% des travailleurs sont d’origine étrangère. En Italie, deux voyages aériens
ont été organisés les 19 et 20 mai pour faire venir 248 ouvriers
saisonniers marocains sollicités par des entreprises agricoles
italiennes entre L’Aquila et Vincence.
Nos enquêtes menées dans la province de Huelva, au sud-ouest
de l’Espagne, montrent que les fraises sont perçues comme une
manne financière surnommée « l’or rouge », s’inscrivant dans cette
mondialisation de l’économie. Parmi ces saisonnier·e·s, nombreuses sont
les ouvrières agricoles d’origine marocaine. Leur activité témoigne plus
généralement de l’invisibilité et de la précarité qui touchent en
particulier les femmes saisonnières. Leur situation face à la crise du
Covid-19 nous interpelle fortement.
Au Maroc, où nous avons également travaillé, l’état d’urgence a été
annoncé dès le 20 mars, incluant un confinement strict, un couvre-feu de
19h à 5h du matin et la suspension des vols internationaux, déjà à l’arrêt
depuis le 13 mars. Les effets et les mesures imposées par le contexte
pandémique ainsi que la crise économique qui en découle ont également
touché les travailleuses et les travailleurs agricoles au Maroc, catégorie
sévèrement affectée par la raréfaction de l’offre d’emploi.
De la double à la triple peine : pauvres, femmes
et parfois migrantes
Il s’agit très souvent, à la base, de femmes pauvres et précaires, qui
sont dans l’obligation de travailler pour subvenir aux besoins de leur
famille. Nos enquêtes sur les saisonnières marocaines en
Espagne et les ouvrières agricoles dans les régions du
Gharb et de Fès-Meknès au Maroc ont montré qu’elles sont originaires
de milieux modestes. Souvent analphabètes, peu scolarisées, beaucoup
d’entre elles sont aussi dans des situations familiales complexes avec des
enfants à charge (veuves, divorcées et parfois mères célibataires).
Les dames de fraises de Huelva sont recrutées directement au Maroc (via
le ministère de l’Emploi et l’Agence nationale de promotion de l’emploi et
des compétences, ANAPEC), après les remontées en besoin de
main-d’œuvre par les employeurs agricoles en Espagne.
Les entretiens de terrain ont révélé que trois critères sont retenus : être
une femme entre 25 et 40 ans, mère (elles doivent avoir au moins un enfant
de moins de 18 ans, pour être sûr qu’elles rentrent chez elles au Maroc
et lutter contre la migration clandestine), avoir une expérience agricole,
être précaire.
L’un des responsables de l’ANAPEC explique ainsi
:
« Plus les critères s’accumulent, mieux c’est. Par exemple, on préfère une
femme avec trois enfants à une femme avec un enfant. Il y a aussi des
doubles critères : enfants de moins de 14 ans car à partir de 15 ans
l’enfant peut travailler. On prend en priorité les régions sinistrées : on
choisit selon la carte de la pauvreté. Mais ce sont les gouverneurs qui
ont le dernier mot. C’est le gouverneur qui choisit les communes. »
Des choix qui s’inscrivent dans une politique migratoire européenne
sécuritaire
Ces choix discriminants se rattachent à deux programmes financés
par l’Union européenne via des subventions adressées aux pays
tiers afin d’assurer une meilleure gestion des flux migratoires. Entre
2007 et 2011, l’un sur « la gestion éthique de l’immigration saisonnière
», puis sur le « Système pour la mobilité des flux migratoires des
travailleurs dans la province de Huelva ». Cette migration circulaire
s’est depuis poursuivie chaque année, avec ces mêmes conditions, avec des
chiffres qui oscillent entre 2 500 Marocaines pendant les années de crise,
à 19 000 en 2019. La situation socio-économique de ces femmes motive leur
aspiration à changer leur destin en s’orientant vers la migration
saisonnière en Europe.
Au Maroc, à l’exception des ouvrier·e·s travaillant dans des
grands domaines agricoles modernes et capitalistes, la majorité d’entre
elles et eux ne sont pas déclarés et n’ont pas accès aux droits sociaux
les plus élémentaires (protection sociale, retraite, assurance
maladie, accompagnement en cas d’accidents, etc.).
Cette catégorie sociale marginale est pourtant centrale dans la production agricole,
dans l’approvisionnement alimentaire du pays voire parfois dans les
systèmes de production capitalistes, mondialisés et peu respectueux de
l’environnement. Cette précarisation s’accentue visiblement quand il
s’agit des femmes ouvrières.
Des violences physiques et
symboliques fréquentes
Le choix du recrutement de ces femmes s’appuie sur leur docilité,
leur patience et un salaire journalier entre 6 et 10 euros la journée
(pour les dames de fraises, il est d’environ 37 euros par jour), très souvent
moins élevé que celui des hommes. Ce revenu maigre et irrégulier
s’apparente à un salaire de survie. En effet, des familles entières et
parfois nombreuses attendent ce gagne-pain de l’ouvrière.
Le transport au Maroc est peu sécurisé, surchargé, en mauvais
état mécanique et du coup dangereux pour se rendre au travail, avec
des accidents graves et parfois mortels pendant le trajet. De
plus, ces femmes sont plus sujettes que les hommes à l’exploitation et aux
violences de manière générale. Violence économique certes, mais d’autres
formes de violence s’ajoutent. Celles des violences sexuelles ne sont pas
négligeables, que ce soit au Maroc ou en Espagne. Ainsi, dès 2010, des
journalistes d’El Pais avaient révélé le harcèlement sexuel dont
sont victimes ces femmes dans la région de Huelva.
Ces ouvrières se voyaient parfois contraintes d’accepter des
rapports sexuels contre le travail et la rémunération.
Depuis ces enquêtes, les faits de harcèlement sexuel perdurent.
Peu organisées et peu syndiquées, les femmes ont peur de contester ou
de se structurer pour organiser la résistance. Celles qui ont eu le
courage de porter plainte en 2018 contre leur employeur pour
agressions sexuelles et harcèlement au travail ont subi une double peine :
la stigmatisation et l’exclusion de leur milieu social au Maroc, sans pour
autant avoir accès à une régularisation en Espagne selon les déclarations
de nos enquêtées.
Pourquoi tout risquer ?
Au Maroc, l’offre de l’emploi agricole se raréfie, à cause de la
sécheresse, particulièrement importante en cette année 2020, aggravée par
les mesures de confinement liées à la pandémie, astreignant ainsi les
ouvrier·e·s à explorer leurs réseaux de travail et de connaissances dans
l’espoir de décrocher une journée de travail de plus en plus rare et
inaccessible.
D’ordinaire, les ouvrier·e·s journalier·e·s arrivent très tôt le matin
au mouquef, lieu d’attente et de rassemblement de la main-d’œuvre
dans l’espoir d’être choisis par un employeur. En contexte de pandémie,
cet espace est désormais contrôlé par les gendarmes et les autorités
publiques. De plus, des restrictions ont été mises en œuvre pour contrôler
les véhicules agricoles habituellement surchargés.
En conséquence, des mesures restrictives et donc de la raréfaction
de l’emploi, les salaires des journalier·e·s précaires ont encore baissé
pendant la pandémie passant d’environ 100 dirhams (environ 9 euros)
pour certaines tâches agricoles à 70 dirhams (environ 6 euros 50).
Certaines d’entre elles vivent des aides octroyées par l’État marocain
dans le cadre du fonds de solidarité Covid-19 qui varient entre 800
dirhams (73 euros) pour une famille de deux membres et 1200 dirhams (109
euros) pour une famille de plus de quatre membres.
D’autres ouvrières tâchent difficilement d’investir de nouvelles
activités pour nourrir leur famille et subvenir à leurs besoins quotidiens
: vente de produits de nettoyage, de pain et galettes en période de
ramadan, etc. Certaines, dont les difficultés financières se sont
aggravées, ont rejoint leur famille dans leur région d’origine pour
solliciter la solidarité familiale pour survivre dans ces moments de
crise.
Quel futur pour ces ouvrières ?
En Espagne, la situation est différente. L’année dernière, près de 20
000 "dames de fraises" ont participé à la récolte dans la
province de Huelva. Pour la saison actuelle, seules 7 000 parmi les 16 600
qui ont obtenu des contrats temporaires sont présentes dans la province de
Huelva. Les autres n’ont pas pu regagner les exploitations de fraises
espagnoles à cause de l’arrêt des transports internationaux.
Du fait de la pénurie de main-d’œuvre agricole en Europe, ces 7
000 saisonnières travaillent aujourd’hui « d’arrache-main » dans les
champs de fraises. Leur contrat risque d’être prolongé pour combler les
lacunes en matière de main-d’œuvre agricole en Espagne. Jusqu’à présent,
les employeurs ont encouragé les femmes à cueillir les fraises sans
protection pour ne pas fragiliser ce fruit délicat, au risque d’abîmer
leurs mains et leur santé. Aujourd’hui, face au contexte de crise
sanitaire, on peut s’interroger sur la question de la distanciation
physique dans des serres où la chaleur est forte, mais aussi sur la
promiscuité importante, sur les conditions de transport et sur le respect
des gestes barrières tels que le port du masque et des gants.
Au Maroc par exemple, un cluster de contamination de 17 ouvrières dans les
exploitations de production de fraises a été identifié le 8 juin dans
la province de Kénitra.
Dans quelques mois, quelle sera la possibilité de retour de ces femmes
chez elles ? Le Maroc n’a jusqu’ici pas repris les vols internationaux et
les liaisons maritimes. Qu’en sera-t-il du statut de ces femmes, une fois
leur contrat périmé ? Quelle priorité leur sera accordée parmi les
milliers de Marocain·e·s bloqué·e·s à l’étranger ? L’union des petits
agriculteurs et éleveurs de Huelva (UPA) propose de mettre en place
un couloir humanitaire afin que ces femmes puissent rentrer chez
elles à l’image du rapatriement réussi des ouvrières roumaines et
bulgares.
Celui-ci paraît d’autant plus nécessaire que certaines de ces femmes
ont laissé derrière elles des enfants parfois sans tuteur, sans
moyens économiques suffisants et exposés en plus de la crise
sanitaire à la lourde crise socio-économique qui se profile au Maroc.
Face à cette crise sanitaire et humanitaire, quelles sont les
dispositions pour venir en aide à ces femmes oubliées ? En filigrane se
pose la question du goût amer de ce coût du travail, de cette
crise, du coût de la vie, voire de la survie de ces femmes.
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